samedi 7 novembre 2009

Lettre de Benjamin Costallat

"Ce fut un vrai scandale quand les "Oito Batutas" apparurent il y a 4 ans environ. C'était des musiciens brésiliens qui venaient chanter des choses brésiliennes! Cela en pleine rue, en pleine élégance, au milieu de tous ces jeunes anémiques, habitués des cabarets, ne parlant que français et ne dansant que le tango argentin! Au mileu de l'internationalisme des couturières françaises, des librairies italiennes, des glaciers espagnols, des voitures américaines, des femmes polonaises, du snobisme cosmopolite et imbécile!

Les censures ne manquèrent pas sur les modestes Oito Batutas. Sur ces héroiques Oito Batutas qui prétendaient, dans un cinéma de l'avenue, chanter l'authentique terre brésilienne à travers sa musique populaire, sans artifice ni cabotinage, au son spontané de leurs guitares et cavaquinhos. La guerre qu'on leur fit fut atroce. Car c'étaient de bons musiciens, de vrais experts, chanteurs et guitaristes magnifiques. Comme la flûte de Pixinguinha était meilleure que n'importe quel flutiste d'ici bardé de diplômes, les jaloux commencèrent à faire remarquer la couleur des Oito Batutas, en majorité noirs. Selon les mécontents, c'était une honte pour le Brésil d'avoir un orchestre noir sur la plus grande artère de la capitale. Qu'allaient penser de nous les étrangers?

J'eus l'honneur de défendre les Oito Batutas à cette occasion (et cette défense a été celle que j'ai faite avec le plus grand enthousiasme dans ma vie de journaliste). Pourtant, aujourd'hui, je dois revenir sur le sujet: Les Oito Batutas embarquent vers Paris cette semaine.
- Pour Paris?
- Mais c'est une honte!
- Comment est ce que le ministre des affaires étrangères ne prend pas des mesures?
- La Brésil va maintenant rester complètement déshonoré!

Que les imbéciles se taisent, ainsi que les pseudo-patriotes et les musiciens pédants qui jouent dans les salles Mozart et Artur Napoleao. Les Oito Batutas ne vont pas déshonorer le Brésil. Ils vont emmener la vraie musique brésilienne, celle qui n'a pas subi les influences d'ailleurs , qui vibre, souffre et gémit par elle même, qui chante les clairs de lune des sertões et les yeux de la métisse. Ils vont emmener le parfum de nos bois et l'orgueil de nos forets, la grandeur de notre terre, la mélancolie de notre peuple, la bonté et l'amour de nos coeurs, traduits par la poésie simple et la musique sublime de l'âme populaire... Ils apporteront le vrai Brésil, inconnu des brésiliens eux-mêmes, mais si formidable dans l'énigme de ses forces et de ses aspirations.

- Mais ils sont noirs!
- Qu'importe? Ils sont brésiliens!
Nous devons nous faire connaître en Europe tels que nous sommes. Avec nos Noirs et avec tout le reste... Nous n'y perdrons rien. Notre personnalité internationale est aussi digne que celles des autres et il nous faut l'affirmer à chaque instant:
- Nous sommes ainsi. Et s'ils nous veulent...
Je déteste ces bons patriotes qui, en Europe, prétendent faire la promotion de cette terre, en niant qu'au Brésil il y ait de la chaleur et des Noirs, deux choses qu'ils considèrent comme très vulgaires.

Car ils considèrent la chaleur et le Noir comme deux choses honteuses; d'abord elles ne le sont pas, et ensuite, ne sont elles pas à nous, et bien brésiliennes? Je voudrais qu'il y ait au Brésil des gens de couleur verte, des gens de toutes les couleurs, une chaleur folle et à tuer, pour pouvoir affirmer avec orgueil l'existence de ces prétendues calamités aux européens! Et s'ils s'étonnent de la chaleur de mon pays, je m'étonnerai de leur froid; s'ils crient contre le soleil, je crierai contre le gel; s'ils disent du mal du Noir, je dirai du mal du Blanc, et ainsi, nous ne finirons jamais! Nous ne finirons jamais, je le crois vraiment! J'ai beaucoup de choses à dire de l'Europe en réaction aux choses qu'ils disent du Brésil! Il n'y a pas de honte à être connus tels que nous sommes. Au contraire, cela doit nous honorer. La honte serait d'être entièrement méconnus. Et c'est ce que nous sommes.

Récemment encore l'Almanaque Hachette de 1922 est sorti, celui qui est vendu par milliers depuis des années au Brésil, et qui donne une description fantastique du drapeau brésilien. Mais une description fantastique! Le petit Français qui le décrit, a parlé de lignes parallèles et je ne sais plus quelles autres âneries! C'est cela qui est honteux. Et ce sont les libraires d'ici qui vendent sans aucune honte une telle cochonnerie et qui ne rendent pas immédiatement à Mr Hachette son sale Almanaque avec un peu de désinfectant. Demain, nous ne serons pas obligés de connaitre le drapeau français. Nous pourrons le décrire avec la couleur et le symbole que nous percevons. Et naturellement, Mr Hachette sera le 1er à protester... en vendant ses livres plus chers.

Le succès des Oito Batutas à Paris sera grand. Ce sera la révélation d'une musique complètement nouvelle par la beauté de ses rythmes et de sa mélodie. Le Paris que j'ai visité, il y a plusieurs mois, fêtait un grand orchestre noir nord-américain. le "Syncopated Band" jouait Beethoven et tous les classiques avec un accompagnement de klaxon (de voiture), sifflet, sonneries, vieux bidons et tous les bruits les plus infernaux et prosaiques que l'imagination morbide du jazz-band réussissait à inventer, un orchestre qui rendait fou, une musique qui donnait des coliques; Paris, qui était venu en masse, en veste, avec des toilettes de luxe, écouter religieusement tout ce bruit ridicule au Théatre des Champs-Elysées, saurait évidemment faire la distinction entre nos musiciens et les clowns américains, ces utilisateurs de bidons, klaxons et sifflets

Les américains avaient amené du bruit, les nôtres apportent du sentiment, ce qui sortait des cruches va maintenant venir du coeur, la différence est grande... Ce n'est plus Beethoven avec des maracas que les Français vont entendre, mais la musique d'une terre et l'âme d'un peuple éloigné. Terre du clair de lune, de la métisse, de la guitare... Terre admirable par ses sentiments, où même les cocotiers meurent de nostalgie!...
"Ne te souviens tu pas de cette petite maison
où naquit notre amour
Il avait un cocotier à ses côtés
qui, le pauvre, est maintenant déjà mort de nostalgie"
Et en écoutant nos "modinhas", en entendant chanter nos "noites de luar", notre "sertão" et les yeux de nos "morenas", notre amour et nos nostalgies, beaucoup de Français seront émus. Et dans les cabarets, énivrants de joie et de lumières artificielles, de séductrices, d'yeux maquillés, de lèvres humides de champagne, on pleurera en écoutant "asa branca de serra" ou "casinha na praia". on pleurera, à juste titre, la maison blanche qu'elle n'a jamais eue, ni à la plage, ni à la montagne.

Tu pleureras, femme! même sans comprendre les paroles, car la "modinha" brésilienne parle par la voix de la guitare, et tous comprennent son langage chantant... Tu pleureras la petite maison blanche du bonheur, où la bouteille de champagne est un ruisseau qui gémit doucement jour et nuit, et arrive, pur, des hauteurs infinies des montagnes... Et tu sauras enfin, grâce à la modinha, langoureuse mais heureuse, que c'est dans ces merveilleux sertões brésiliens qu'il y a encore un peu de beauté et bonheur répandu entre les hommes..."

Benjamin COSTALAT
22 janvier 1922

Source: Musée de l'Image et du Son, Archives d'Almirante:
Article de COSTALAT, Benjamin, dans la Gazeta de Noticias,
dimanche, 22 janvier 1922, page 2, 7è colonne.

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